Mémoire du Bureau de la concurrence au Forum mondial de l’OCDE sur la concurrence – Analyse économique et éléments probants dans les affaires d’abus de position dominante

Le 22 avril 2022

Sur cette page

  1. Processus d’enquête du Bureau
  2. Preuve économique dans les cas d’abus de position dominante
  3. Conclusion
  4. Notes de bas de page

Le Bureau de la concurrence du Canada (le « Bureau ») est heureux de fournir le présent document à la table ronde du Forum mondial de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) sur la concurrence intitulée « Analyse économique et éléments probants dans les affaires d’abus de position dominante ».

Le Bureau, qui est dirigé par le commissaire de la concurrence (le « commissaireNote de bas de page 1 »), est un organisme d’application de la loi indépendant chargé d’assurer et de contrôler l’application de la Loi sur la concurrence (la « Loi ») ainsi que d’autres lois. Dans le cadre de son mandat, le Bureau s’emploie à ce que les entreprises et les consommateurs canadiens prospèrent dans un marché concurrentiel et innovateur.

Les dispositions modernes sur l’abus de position dominante, contenues dans les articles 78 et 79 de la loi, sont entrées en vigueur en 1986Note de bas de page 2. Depuis leur promulgation, huit décisions d’abus de position dominante ont été rendues par le Tribunal de la concurrence (le « Tribunal »). Pour que le Tribunal rende une ordonnance corrective en vertu des dispositions sur l’abus de position dominante, le commissaire doit établir la présence des trois éléments de l’article 79 selon la prépondérance des probabilités en démontrant ce qui suit :

  • la partie intimée contrôle sensiblement ou complètement une catégorie ou espèce d’entreprises à la grandeur du Canada ou d’une de ses régions;
  • la partie intimée se livre ou s’est livrée à une pratique d’agissements anticoncurrentiels;
  • la pratique a, a eu ou aura vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence au Canada.

À cette fin, lorsqu’il évalue la conduite en vertu de l’article 79, le Bureau examine si des éléments de preuve clairs et convaincants existent à l’appui de chaque élément. Le Bureau évalue l’ensemble de la preuve et peut considérer la même preuve sous plus d’un élément. Par conséquent, l’analyse des différents éléments par le Bureau est souvent interconnectée. Le Bureau évalue la conduite en s’appuyant sur l’analyse économique sous chaque élément. Il est important de noter qu’aucun comportement n’est considéré comme étant anticoncurrentiel en soi aux termes des dispositions relatives à l’abus de position dominante. L’accent est mis sur les comportements tenant de l’éviction, de l’exclusion ou de la mise au pas, qui causent un préjudice important à la concurrenceNote de bas de page 3.

Chaque année, la Direction des pratiques monopolistiquesNote de bas de page 4 du Bureau reçoit des centaines de plaintes. Ces plaintes sont évaluées afin de déterminer s’il existe une violation potentielle des dispositions relatives à l’abus de position dominante justifiant une enquête plus approfondie. De ce sous-ensemble de cas, une poignée devient des enquêtes officielles en vertu de la Loi et, parmi ces cas, seuls quelques-uns nécessitent des mesures d’application de la Loi, y compris des litiges dans certaines circonstances. Ces cas impliquent des analyses très complexes et techniques, qui donnent lieu à de longues enquêtes qui nécessitent beaucoup de ressources.

Afin de répondre aux questions posées par l’OCDE, le présent document expose le processus d’enquête du Bureau, et plus particulièrement la collecte et le traitement de la preuve économique dans le contexte des affaires civiles d’abus de position dominante. Le mémoire donnera également un aperçu du test des trois éléments de l’article 79, en s’appuyant sur la jurisprudence pertinente dans ce domaine. Enfin, le présent mémoire fournira des exemples de la preuve économique soumise par le Bureau au titre de chaque élément dans deux cas d’abus de position dominante portés avec succès devant le Tribunal.

1. Processus d’enquête du Bureau

Dans le contexte des dispositions relatives à l’abus de position dominante, le Bureau évaluera soigneusement ces allégations au cas par cas, à la lumière des caractéristiques structurelles et autres caractéristiques propres au marché. Le processus d’enquête du Bureau comprend plusieurs étapes : un examen préliminaire, une enquête officielle et une phase de litige civil au cours de laquelle le commissaire demande une ordonnance corrective devant le Tribunal. Les parties et le commissaire peuvent convenir d’un règlement consensuel à n’importe quelle étape de ce processus, qui devient généralement un consentement enregistré par le Tribunal. Il est important de souligner que le commissaire n’a pas la capacité d’imposer unilatéralement des mesures correctives et que ce pouvoir appartient au Tribunal, un organisme juridictionnel distinct qui fonctionne de façon indépendante et sans lien de dépendance avec le commissaire, ainsi qu’avec le gouvernement du CanadaNote de bas de page 5.

Le Bureau a adopté une approche d’équipe multidisciplinaire, en combinant les compétences juridiques et économiques afin de fournir une résolution efficace et effective des problèmes de concurrence. L’équipe d’enquête est composée d’un mélange de juristes, d’économistes et de parajuristes, et l’équipe peut également faire appel à des experts économiques externes engagés dans le cadre d’accords contractuels confidentiels. Les économistes, qu’ils soient internes ou externes, jouent un rôle clé dans la formulation et l’évaluation des théories potentielles d’abus de position dominante et dans la détermination des éléments de preuve qui soutiennent une ou plusieurs de ces théories dans un cas particulier.

À chaque étape, le Bureau examine les types d’éléments de preuve à recueillir, évalue les allégations à la lumière de la preuve et décide de poursuivre ou non les mesures d’application. Lorsque le Bureau détermine que les éléments de preuve n’établissent pas une conduite susceptible d’être examinée en vertu de la Loi, il met fin à l’enquête. Les procédures contestées en vertu des dispositions sur l’abus de position dominante exigent que le commissaire dépose une demande auprès du Tribunal.

Examen préliminaire

Le Bureau a le pouvoir d’examiner toute conduite susceptible d’examen en vertu de la Loi. La plupart des enquêtes préliminaires sur les abus de position dominante sont ouvertes à la réception d’une plainte qui semble soulever des problèmes potentiels au titre des dispositions relatives aux abus de position dominante. Le Bureau peut également entamer des enquêtes préliminaires sur des comportements potentiellement anticoncurrentiels dont il a eu connaissance par des efforts de collecte de renseignements.

Au cours de cette première phase, l’accent est mis sur l’obtention d’informations auprès du plaignant et d’autres acteurs du marché, y compris les concurrents, les fournisseurs et les clients, et sur leur analyse à la lumière des théories potentielles de préjudice. Le processus par lequel le Bureau obtient des informations à ce stade consiste généralement en des entretiens et des demandes volontaires de documents et de données. Lorsque les éléments de preuve appuient une violation possible de la Loi et qu’il y a lieu de croire qu’il existe des motifs pour que le Tribunal rende une ordonnance, le Bureau peut convertir l’enquête préliminaire en une enquête officielle.

Enquête officielle

L’article 10 de la Loi confère au commissaire le pouvoir d’ouvrir une enquête officielle « en vue de déterminer les faitsNote de bas de page 6 ». Après l’ouverture d’une enquête, le Bureau a accès à un certain nombre d’outils d’investigation officiels pour faciliter la collecte des éléments de preuve. Dans le cadre d’une enquête sur un abus de position dominante, ces outils sont généralement utilisés pour recueillir des informations auprès des cibles de l’enquête et peuvent également être utilisés pour recueillir des informations auprès de tiers disposant d’informations pertinentes.

En vertu de l’article 11 de la Loi, le Bureau peut demander une ordonnance obligeant une personne (physique ou morale) à comparaître, à produire des documents (y compris des données) et/ou à faire et à remettre des déclarations écrites. Lorsqu’il demande une ordonnance au tribunal, le Bureau inclut des spécifications indiquant quelles informations sont demandées et d’autres détails (p. ex. la période choisie pour la réception de l’information, la catégorie de dépositaires de l’information [p. ex. information préparée ou reçue par des officiers supérieurs] et le type d’information à préparer – « rapports et/ou présentations », etc.) Les spécifications sont rédigées par l’équipe chargée du dossier avec l’aide de conseillers juridiques internes, d’experts économiques internes et (dans certains cas) d’experts externes. Les spécifications sont adaptées à la conduite, et leur forme et leur contenu diffèrent en fonction des particularités de l’enquête. Voici quelques exemples du type d’informations que le Bureau pourrait demander par le biais d’une ordonnance :

  • Documents relatifs à la fabrication, à la production, à l’approvisionnement, à la commercialisation, à la vente ou à la distribution de produits au Canada ou dans le pays : Ces documents peuvent aider à définir les produits et le marché géographique;
  • Mémorandums; rapports; études; enquêtes; analyses; présentations; plans stratégiques, de marketing et d’affaires; évaluations; recommandations; directives; politiques; et lignes directrices relatives à toute politique, pratique ou incitation liée à la conduite en cause : Ces documents peuvent être pertinents pour la conduite et l’intention des cadres supérieurs de l’entreprise;
  • États financiers indiquant les revenus, les coûts, les profits et les pertes de l’entreprise : Les états financiers détaillés fournissent des informations qui contribuent aux analyses empiriques, parallèlement aux informations ci-dessous.
  • Ensembles de données, rapports, études, enquêtes, analyses et plans stratégiques, marketing et commerciaux relatifs à la part de marché, à la concurrence, aux concurrents, aux marchés, à la tarification, à la qualité des produits ou des services et au potentiel de croissance des ventes : Cette demande vise principalement à recueillir des informations auprès des parties afin d’entreprendre d’éventuelles analyses empiriques pour aider à évaluer le pouvoir de marché, la définition du marché pertinent et les effets concurrentiels.

À ce stade, le Bureau peut également sélectionner et retenir un expert économique externe dans l’un des deux rôles suivants. Un expert est engagé en tant qu’expert consultant lorsqu’il n’est pas prévu qu’il témoigne. Dans ce rôle, l’expert est essentiellement un membre de l’équipe d’enquête, un rôle similaire à celui d’un économiste interne du Bureau dont les conseils peuvent éclairer la conduite de l’enquête. Par ailleurs, le Bureau peut engager un expert économique pour fournir une preuve d’opinion dans le cadre d’un litige devant le Tribunal. Compte tenu des règles de preuve prévues par le droit canadien en ce qui concerne l’admissibilité et le poids des témoignages d’experts, les communications et l’échange d’informations entre l’expert qui témoigne et le Bureau sont soigneusement gérés par des conseillers juridiques.

Que l’on fasse appel ou non à un expert externe, la solidité de la preuve économique joue généralement un rôle clé dans la recommandation que formule l’équipe d’enquête au commissaire quant à l’opportunité de contester la conduite et de demander une ordonnance au Tribunal.

Phase du contentieux des affaires civiles

Lorsque le commissaire conclut que les éléments de preuve établissent un comportement susceptible d’être examiné en vertu de la Loi, une série de règlements consensuels potentiels sont disponibles en vertu des dispositions relatives à l’abus de position dominante. Le règlement de ces affaires est traité au cas par casNote de bas de page 7. Les règlements négociés à ce stade prennent généralement la forme d’un consentement qui traite de l’ampleur et de la portée des problèmes de concurrence déterminés. Les consentements sont enregistrés auprès du Tribunal et ont la même valeur qu’une ordonnance du Tribunal.

Le commissaire n’a pas le pouvoir d’obliger un changement dans la conduite des affaires ou d’imposer des sanctions administratives pécuniaires. Ces pouvoirs sont réservés au Tribunal de la concurrence et aux tribunaux. Lorsque la résolution consensuelle n’est pas disponible ou n’est pas appropriée, le Bureau peut demander au Tribunal, en vertu de l’article 79, de rendre une ordonnance interdisant la pratique d’actes anticoncurrentiels de la part de l’entreprise dominante.

Comme indiqué plus haut, le Bureau fait souvent appel à un expert économique pour fournir des éléments de preuve lorsqu’une question fait l’objet d’un litige. Un expert économique à qui l’on demande de témoigner est tenu de soumettre un rapport au Tribunal. Afin de s’assurer que l’opinion de l’expert est admissible et qu’on lui accorde un poids déterminant, il importe que l’expert fournisse les renseignements qu’il a invoqués pour rédiger son rapport et que le Bureau dispose d’éléments de preuve à l’appui des faits sur lesquels l’expert s’est fondé pour formuler son opinion. Dans de nombreux cas, les faits invoqués par l’expert sont fondés sur les déclarations de témoins obtenues par l’équipe d’enquête auprès des acteurs du secteur concernés, tels que les clients, les fournisseurs et les concurrents de l’entreprise cible, sur les éléments propres à l’entreprise cible, et sur l’ensemble des données recueillies au cours de l’enquête.

Le contenu du rapport de l’expert variera en fonction des types d’analyse qu’il est en mesure d’effectuer, et selon la nature des renseignements auxquels il avait accès, y compris la disponibilité des données. À la base, un expert discutera généralement de la théorie économique liée aux faits particuliers de l’affaire et peut-être des justifications opérationnelles mises de l’avant par une entreprise dominante pour justifier son comportement. En outre, un expert présentera généralement des éléments de preuve d’interchangeabilité des produits pour appuyer son opinion relative au marché géographique ou au marché des produits pertinents, et fournira des estimations de la part du marché de l’entreprise cible dans le ou les secteurs. S’il est jugé utile et s’il y a suffisamment de renseignements disponibles, l’expert peut également fournir une analyse empirique, notamment une analyse de régression, pour appuyer son opinion quant à la puissance commerciale de l’entreprise cible et aux répercussions du comportement de ladite entreprise sur la concurrence dans le ou les marchés pertinents.

De nombreuses considérations pratiques entrent en jeu lors du choix d’un expert pour témoigner devant le Tribunal, notamment s’assurer que l’expert possède l’expertise appropriée. Dans une récente décision rendue dans une affaire d’abus de position dominante, le Tribunal a examiné l’admissibilité de la preuve de l’expert du défendeur, y compris si telle preuve était nécessaire pour aider le juge des faits et si l’expert répondait au facteur de la « qualification suffisante de l’expertNote de bas de page 8 ». Le Tribunal a accepté l’expert et l’a qualifié en tant qu’expert en économie des compagnies aériennes et des aéroports. Quant à la question à savoir si la preuve était nécessaire, l’opinion de l’expert relativement à l’une des questions dans son rapport a finalement été jugée irrecevable puisque le Tribunal n’avait pas besoin d’une telle preuve pour des questions qui doivent uniquement être tranchées par la formation, en tant que juge des faits.

2. Preuve économique dans les cas d’abus de position dominante

2.1. Analyse du Bureau en vertu de l’article 79(1)a) : une ou plusieurs personnes contrôlent sensiblement ou complètement une catégorie ou espèce d’entreprises à la grandeur du Canada ou d’une de ses régionsNote de bas de page 9

Pour évaluer le premier des trois éléments devant être établis pour qu’il y ait abus, le Bureau définit d’abord en général un ou plusieurs marchés, puis cherche à déterminer si l’entreprise (ou les entreprises) dite en position dominante contrôle sensiblement ou complètement ce marché, c.-à-d. si elle possède un degré sensible de puissance commerciale dans le marché en questionNote de bas de page 10. Dans ce contexte, les marchés sont définis en référence à une dimension de produit et à une dimension géographique, fondées sur la substitution de la demande en l’absence du comportement anticoncurrentiel alléguéNote de bas de page 11. Le Bureau examine ensuite la preuve de l’existence et de l’ampleur de la puissance commerciale, à l’aide de divers facteurs tels que les parts de marché et les barrières à l’entréeNote de bas de page 12.

Lorsqu’il évalue si une entreprise détient un degré sensible de puissance commerciale, le Bureau considère l’ensemble des renseignements ou des documents pertinents afin de déterminer dans quelle mesure une entreprise peut influencer le marché. La nature exacte de l’analyse du Bureau et le poids accordé à un élément d’information ou à un document en particulier dépendront des circonstances de l’affaire.

La puissance commerciale peut être évaluée directement et indirectement. Le Tribunal a reconnu que les indicateurs directs de la puissance commerciale, comme la preuve de rentabilité ou de prix supraconcurrentiels ne sont pas toujours probants ou en fait impossibles à évaluer pour établir la puissance commercialeNote de bas de page 13. Par conséquent, le Bureau examine un certain nombre d’indicateurs indirects, tant qualitatifs que quantitatifs, lors de l’analyse de la puissance commerciale, comme les caractéristiques structurelles d’un marché (notamment, les parts de marché et toute barrière à l’entrée), l’étendue des changements technologiques, les effets d’une pratique d’agissements anticoncurrentiels et le pouvoir compensateur des clients ou des fournisseurs. Le Tribunal a également reconnu que la capacité d’exclure – c’est-à-dire la capacité de limiter l’offre d’autres participants au marché, actuels ou potentiels, et ainsi d’exercer de façon rentable une influence sur les prix – constitue une puissance commerciale, laquelle est examinée plus en détail ci-dessous.

2.1.A. Preuve économique examinée par le Tribunal en vertu de l’article 79(1)a) dans l’affaire TREB

L’analyse économique des données et des éléments de preuve recueillis est essentielle pour évaluer la puissance commerciale d’une entreprise. La section qui suit fournit un exemple du traitement d’un cas d’abus de position dominante comportant une analyse économique importante au sens de l’article 79(1)a).

En 2011, le commissaire a présenté une demande au Tribunal alléguant que, en raison du contrôle qu’il exerce sur le système Multiple Listing Service (« MLS »), une base de données complète d’annonces immobilières et un élément clé de la prestation de services de courtage immobilier résidentiel, et sa politique connexe concernant les bureaux virtuels sur le Web (« bureau virtuelNote de bas de page 14 »), le Toronto Real Estate Board (« TREB ») avait abusé de sa position dominanteNote de bas de page 15. Le TREB, le défendeur dans la décision TREB, est la plus importante chambre immobilière du Canada, comptant plus de 50 000 courtiers et agents immobiliers agréés dans la région du Grand Toronto (« RGT »).

Dans cette affaire, le commissaire était préoccupé par les restrictions imposées par le TREB relativement à l’affichage et à l’utilisation de données sur les propriétés, notamment les données relatives aux ventes publiées par certains agents et courtiers innovateurs. Le TREB interdisait l’affichage de ces données sur des plateformes numériques comme les bureaux virtuels sur le Web. Les courtiers et agents immobiliers innovateurs souhaitaient également utiliser des données désagrégées pour les analyser et offrir aux consommateurs des outils d’analyse novateurs sur ces bureaux virtuels sur le Web.

En ce qui a trait à la question de la puissance commerciale, le Tribunal a jugé que le pouvoir d’exclusion correspondait tout à fait à la définition de la puissance commerciale dans la mesure où il « [...] comprend la capacité de restreindre les données d’autres participants, réels ou potentiels, dans le marché et, en conséquence, d’exercer avec profit une influence sur les prix [...] ». En d’autres termes, la décision du Tribunal signifie qu’un fournisseur d’intrants qui ne livre pas directement concurrence sur un marché donné peut néanmoins être considéré comme contrôlant ce marché en raison de son pouvoir d’exclure ou de limiter la concurrence.

Pour en arriver à sa conclusion concernant la question de la puissance commerciale, le Tribunal s’est largement appuyé sur le témoignage de l’expert économique du commissaire et sur une variété d’éléments de preuve relatifs aux définitions du marché. Par exemple, afin d’établir le marché pertinent, l’expert économique du commissaire a produit une analyse des éléments de preuve sur le volume des transactions immobilières dans MLS et a montré le fait que les acheteurs et les vendeurs de propriétés concluent des contrats pour la prestation d’un ensemble de services de courtage immobilier résidentiel basés sur MLS, plutôt que de payer séparément pour des services non groupés.

L’expert économique du commissaire a également discuté des éléments de preuve relatifs à l’interchangeabilité en relation avec d’autres sources de données. Le Tribunal a été persuadé que si les acheteurs et les vendeurs de propriétés peuvent trouver des renseignements qui leur sont importants ailleurs sur Internet, ils le font en plus de se procurer des services de courtage immobilier fondés sur MLS. Il en va de même pour ce qui est des services complémentaires offerts par les évaluateurs de propriétés, les inspecteurs en bâtiment, les spécialistes de prêts hypothécaires et les avocats du secteur de l’immobilier.

2.2. Analyse du Bureau en vertu de l’article 79(1)b) : que cette personne ou les personnes se livrent ou se sont livrées à une pratique d’agissements anticoncurrentielsNote de bas de page 16

Le deuxième élément concerne l’objectif de l’agissement en question. Le Tribunal et les tribunaux ont affirmé qu’un agissement anticoncurrentiel est défini en fonction de son but (ou objectif), et le but anticoncurrentiel nécessaire est un effet négatif intentionnel sur un concurrent, visant l’éviction, l’exclusion ou la mise au pasNote de bas de page 17. Les agissements visant l’exclusion peuvent rendre les concurrents actuels ou potentiels moins efficaces, par exemple, en faisant augmenter leurs coûts. Les agissements visant l’éviction font référence au fait pour une entreprise d’établir délibérément le prix d’un ou plusieurs de ses produits en deçà d’une mesure appropriée de ses propres coûts, et ce, afin d’éliminer ou de mettre au pas un concurrent, ou encore de dissuader un concurrent à entrer sur le marché ou à prendre de l’expansion. Les agissements visant la mise au pas sont des mesures qui ont pour but de dissuader un concurrent réel ou potentiel de rivaliser rigoureusement, ou d’autrement ébranler le statu quo dans un marché.

Lorsqu’il évalue l’objectif des agissements, le Bureau tient compte à la fois de la preuve subjective de l’intention (par exemple, les documents d’affaires décrivent l’objectif d’un agissement) et de la preuve objective que constituent les conséquences raisonnablement prévisibles d’un agissement. Le Bureau évaluera toute preuve d’intention anticoncurrentielle par rapport à la preuve indiquant que l’acte a été posé en vertu d’une justification commerciale légitime, c’est-à-dire les éléments de preuve démontrant que l’objectif de l’agissement était d’améliorer l’efficacité ou de favoriser la concurrenceNote de bas de page 18. Bien que le Bureau tiendra compte de toute justification commerciale avancée par l’entreprise prétendument dominante, comme l’ont reconnu les tribunaux, lorsqu’une entreprise prétendument dominante fait valoir une justification commerciale, il lui incombe finalement de l’établirNote de bas de page 19.

2.2.A Preuve économique examinée par le Tribunal en vertu de l’article 79(1)b) dans l’affaire Air Canada

L’analyse économique joue un rôle important dans l’évaluation des agissements anticoncurrentiels, et notamment des agissements visant l’exclusion. La section qui suit présente un exemple de cas d’abus de position dominante dans lequel le Tribunal a examiné des éléments de preuve économiques à la lumière de la conduite visant l’exclusion alléguée en vertu de l’article 79(1)b).

En 2001, le commissaire a présenté une demande au Tribunal en vertu de l’article 79 de la Loi, alléguant qu’Air Canada s’était livrée à un agissement visant l’exclusion sur un certain nombre de liaisons aériennes de transport de passagersNote de bas de page 20. Plus précisément, le commissaire a allégué qu’Air Canada a réagi à l’entrée de deux compagnies aériennes qui desserviraient sept liaisons en augmentant sa capacité et/ou en diminuant ses tarifs, d’une manière telle qu’elle ne pouvait pas couvrir les coûts évitables des vols pour les liaisons en questionNote de bas de page 21.

Le Tribunal a ordonné que la requête soit entendue en deux phases, la phase I se limitant à l’application du critère des coûts évitables et aux questions connexes. Le Tribunal a défini les coûts évitables comme suit : « Tous les coûts pouvant êtreNote de bas de page 22 évités en cessant d’offrir le bien ou le service en cause. En général, les coûts évitables de la prestation d’un service seront constitués des coûts variables et des coûts fixes spécifiques récupérables. » Le Tribunal a généralement adopté l’approche préconisée par le Bureau sur la façon d’appliquer le critère des coûts évitables dans le cadre de son examen global visant à déterminer si les agissements d’Air Canada étaient de nature anticoncurrentielle.

Malgré les problèmes distincts examinés à la phase I, l’audience de la requête a duré 40 jours et un total de 499 pièces ont été présentées. Le Bureau a fait comparaître deux témoins de fait pour fournir des éléments de preuve sur les réalités commerciales et la nature de la concurrence dans l’industrie du transport aérien. De plus, le Bureau a présenté le témoignage de trois experts : un expert en comptabilité, un expert en économie du transport aérien et un expert en économie.

Le Bureau a engagé un expert en économie pour effectuer une analyse des données sur les coûts et les recettes obtenues d’Air Canada afin de déterminer dans quelle mesure les services fournis par Air Canada ou ses sociétés affiliées sur les routes pertinentes étaient offerts à des tarifs qui ne couvraient pas les coûts évitables de l’offre des services. En plus de son analyse des coûts évitables, l’expert a également donné son avis sur les quatre questions posées par le Tribunal concernant le mode de calcul des coûts évitables :

  1. Quelles unités de capacité convient-il de prendre en considération?
  2. Quels types de coûts sont évitables et à quel moment le deviennent-ils?
  3. Quelles périodes convient-il de prendre en considération?
  4. Doit-on tenir compte de la « part de revenus provenant des vols de correspondance » et, dans l’affirmative, dans quelle mesure?

Pour contribuer à l’analyse de l’expert économique et la compléter, le Bureau a également engagé un expert comptable et un expert en économie du transport aérien. Entre autres, l’expert comptable a donné un aperçu des diverses définitions des coûts, une analyse des coûts d’Air Canada et la pertinence d’utiliser les renseignements sur les coûts d’Air Canada aux fins du critère des coûts évitables. L’expert en économie du transport aérien a donné son point de vue sur des problèmes qui étaient au cœur des questions soulevées par le Tribunal. En particulier, il s’est prononcé sur la question de savoir si un vol régulier ou une route régulière était l’unité de capacité appropriée à prendre en considération pour un critère de coût d’éviction dans l’industrie du transport aérien. Il a également donné son avis sur la question de savoir si le « revenu provenant du vol de correspondance » devait être inclus en tant que revenu dans le critère et il a donné son avis sur les périodes appropriées pour qu’un transporteur aérien prenne des décisions en matière de capacité opérationnelle, évalue le rendement des vols et procède aux ajustements nécessaires. Enfin, il a fourni une analyse comparant les décisions d’Air Canada en matière de capacité sur les routes pertinentes pour la période où Air Canada était présumée se livrer à des pratiques d’éviction par rapport à d’autres périodes et d’autres routes.

Les points de vue et les opinions de ces experts ont appuyé le rapport de l’expert économique en fournissant un fondement à l’utilisation par l’expert économique des données sur les coûts d’Air Canada et au choix de l’unité de capacité et des périodes pour le critère des coûts évitables. De cette façon, les trois experts se sont complétés et soutenus mutuellement et ont fourni une analyse d’expert bien équilibrée pour répondre aux problèmes soulevés par le Tribunal à l’audience de la phase I.

2.3. Analyse du Bureau en vertu de l’alinéa 79(1)c) : la pratique a, a eu ou aura vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence dans un marchéNote de bas de page 23

Le dernier élément consiste à analyser si la concurrence (sur les prix, la qualité, l’innovation ou toute autre dimension de la concurrence) est sensiblement plus importante sur un marché en l’absence des agissements anticoncurrentiels. Il s’agit d’une évaluation relative, qui compare le niveau de concurrence sur un marché avec et sans les agissements anticoncurrentiels présumés, plutôt que d’une évaluation déterminant si le niveau absolu de concurrence sur un marché est suffisantNote de bas de page 24. Le caractère sensible est évalué sur la base de facteurs spécifiques au marché, notamment la puissance commerciale de l’entreprise prétendument dominante. Le Tribunal a déjà confirmé que « [d]ans le cas d’une entreprise jouissant d’une forte puissance commerciale et dont on a reconnu qu’elle s’est livrée à des agissements anticoncurrentiels, les effets sur la concurrence de ces agissements n’ont pas à être aussi importants qu’ils doivent l’être sur un marché où la concurrence est déjà plus grande pour établir qu’il y a “diminution sensible” de la concurrence »Note de bas de page 25.

Dans le cadre de cette évaluation, le Bureau peut chercher des éléments de preuve qui se rapportent directement au scénario contrefactuel (p. ex. les opinions des participants au marché), ainsi que des éléments de preuve provenant d’essais opportunistes sur le marché en question ou sur d’autres marchés.

Les affaires d’abus de position dominante s’appuient historiquement sur une combinaison d’éléments de preuve qualitative (p. ex. documents commerciaux, opinions des participants à l’industrie, etc.) et quantitative (p. ex. études économétriques) pour déterminer s’il y a eu empêchement ou diminution sensible de la concurrenceNote de bas de page 26.

2.3.A. Preuve économique examinée par le Tribunal en vertu de l’alinéa 79(1)c) dans l’affaire TREB

L’analyse économique est essentielle dans l’évaluation d’un résultat en matière d’atteinte à la concurrence. La section suivante donne un exemple du traitement par le Tribunal de l’analyse économique en vertu de l’alinéa 79(1)c) dans une décision d’abus de position dominante.

Dans la décision du TREB discutée ci-dessus, le Tribunal a souligné que la concurrence dynamique, y compris l’innovation, est la plus importante forme de concurrence et que les consommateurs sont privés des avantages de l’amélioration des services lorsque les membres sont protégés des effets perturbateurs de la concurrence. Le Tribunal a examiné les éléments de preuve de 15 témoins ordinaires et de 3 témoins experts pour arriver à la conclusion que les restrictions imposées par le TREB avaient empêché de façon sensible la concurrence sur le marché immobilier résidentiel de la région du Grand TorontoNote de bas de page 27.

Le cadre analytique du Tribunal s’appuyait sur l’évaluation permettant de déterminer si les prix étaient, sont ou seraient vraisemblablement plus élevés qu’en l’absence de la pratique contestée ou si les dimensions non tarifaires de la concurrence, telles que la qualité, la variété, le service, la publicité ou l’innovation, seraient sensiblement plus faibles qu’en l’absence de la pratique contestée.

Le Tribunal estime que le commissaire n’est pas tenu de quantifier les effets anticoncurrentiels ou le préjudice économique d’une pratique contestée d’agissements anticoncurrentiels, ce qui est essentiel à l’analyse économique visant à déterminer si la prévention ou la diminution de la concurrence est sensible. Le Tribunal a plutôt déterminé que le commissaire peut utiliser des éléments de preuve quantitative ou qualitative afin de satisfaire aux exigences de l’alinéa 79(1)c). C’est notamment le cas dans les affaires relatives à l’innovation telles que le TREB, où il peut être difficile d’évaluer l’incidence sur la concurrence dynamique.

Par conséquent, le Tribunal a accordé un poids important aux éléments de preuve provenant de témoins ordinaires sous forme de déclarations et de témoignages, d’analyses de l’industrie et d’autres formes d’éléments de preuve qualitative. Ce qui était particulièrement remarquable, c’était l’utilisation d’« essais opportunistes » comme moyen de présenter de la preuve probante pour que le Tribunal puisse évaluer l’incidence concurrentielle des plateformes numériques perturbatrices dans d’autres zones géographiques. On utilise souvent les essais opportunistes pour évaluer les situations contre-factuelles, car cela permet d’étudier une suite d’événements où des modifications aux conditions concurrentielles (entrée ou retrait d’entreprises, présence de certains concurrents, produits, services, pratiques contractuelles, etc.) sont liées à des modifications au niveau des effets observables. Dans la décision TREB, il s’agissait notamment de témoignages de personnes qui exploitaient des bureaux virtuels sur le Web (BV) aux États-Unis ou dans d’autres régions du Canada et qui ont été empêchées d’entrer sur le marché immobilier résidentiel de la région du Grand Toronto et d’exploiter des modèles opérationnels similaires. Les éléments de preuve fournis par ces témoins portaient sur des facteurs tels que les taux d’adoption, la croissance de leurs modèles opérationnels, la réponse concurrentielle des titulaires et les avantages pour les consommateurs dans ces autres marchés. Grâce à l’utilisation de ces « essais opportunistes », le Tribunal a pu comparer l’état de la concurrence dans les marchés où les restrictions sur les plateformes numériques telles que les BV n’existaient pas par rapport à la RGT.

Sur la base de la preuve apportée par les témoins du commissaire, le Tribunal a conclu les cinq effets anticoncurrentiels suivants :

  • Obstacles accrus à l’entrée et à l’expansion : Il y a eu une incidence défavorable importante sur l’entrée dans le marché concerné et l’expansion au sein de ce marché par des services de courtage basés sur le Web et d’autres services de courtage dans la région du Grand Toronto.
  • Coûts accrus imposés aux BV : Les restrictions du TREB relatives aux BV nuisent à la compétitivité des services de courtage exploitant des BV fournissant une information complète parce qu’elles les discriminent, augmentent leurs coûts et réduisent leurs chances de réussir.
  • Choix réduit de services de courtage : Sans les restrictions du TREB relatives aux BV, il y aurait eu et il y aurait probablement encore un plus grand éventail d’outils, de fonctions et d’autres services à valeur ajoutée novateurs.
  • Diminution de la qualité des services de courtage : La qualité de certaines offres de services importantes sur le marché serait probablement beaucoup plus élevée sans les restrictions du TREB relatives aux BV. Par exemple, l’analyse du marché pourrait se fonder sur des renseignements plus complets, apportant une valeur ajoutée tant aux vendeurs qu’aux acheteurs de logements.
  • Innovation réduite : Il y aurait eu, et il y aurait probablement encore, considérablement plus d’innovation dans le marché concerné, et les services de courtage exploitant des BV fournissant des renseignements complets auraient probablement eu une incidence importante sur le déroulement de la concurrence dynamique sans les restrictions du TREB relatives aux BV.

3. Conclusion

Ce mémoire portait sur l’analyse économique généralement effectuée dans le cadre des enquêtes du Bureau sur les cas d’abus de position dominante, en se fondant sur la jurisprudence du Tribunal, ainsi que sur l’approche adoptée dans deux affaires portées avec succès par le commissaire devant le Tribunal. Le Bureau est toujours à la recherche de renseignements pratiques à intégrer dans ses analyses économiques et se réjouit de collaborer avec ses partenaires internationaux.