Mémoire à l’intention du Comité de la concurrence de l’OCDE sur la concurrence potentielle

Le 20 mai 2021

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Introduction

  1. Le Bureau de la concurrence du Canada (le « Bureau ») est heureux de présenter ce mémoire au Comité de la concurrence de l’OCDE en vue de la table ronde sur la « concurrence potentielle ».
  2. Le Bureau, qui est dirigé par le commissaire de la concurrence (le « commissaire »), est un organisme indépendant d’application de la loi du gouvernement fédéral du Canada, et est responsable d’assurer et de contrôler l’application de la Loi sur la concurrence (la « Loi »)Note de bas de page 1 et quelques autres lois. Dans le cadre de l’exécution de son mandat, le Bureau veille à ce que les entreprises et les consommateurs canadiens prospèrent dans un marché concurrentiel et innovateur.
  3. Le concept de concurrence potentielle est pertinent dans un certain nombre de contextes en vertu de la Loi, notamment en vertu des dispositions sur les complots criminels, l’abus de position dominante, la collaboration entre concurrents et les fusions. Toutefois, dans le présent mémoire, nous nous concentrons principalement sur ce dernier contexte en discutant de l’expérience du Bureau en matière d’analyse relative à l’empêchement de la concurrence ou à l’élimination potentielle de la concurrence dans le cadre des examens des fusions.
  4. Ce mémoire traite en particulier du concept de pénétration prochaine sur le marché et, notamment, de son inclusion dans l’évaluation des obstacles à l’entrée sur le marché. Il y est également question de la manière dont la jurisprudence canadienne oriente l’approche du Bureau concernant les fusions impliquant une concurrence potentielle et, plus particulièrement, de la mesure dans laquelle l’entrée peut être éloignée dans le futur au moment de la fusion tout en soulevant des préoccupations en matière de concurrence en vertu de la Loi.

Cadre concernant l’empêchement de la concurrence pour l’analyse des fusions au Canada

  1. Pour contester une fusion en vertu de l’article 92 de la Loi, le Bureau est tenu de présenter des éléments de preuve au Tribunal de la concurrence (le « Tribunal ») démontrant que le fusionnement réalisé ou proposé empêche ou diminue sensiblement la concurrence ou aura vraisemblablement cet effet. Pour qu’une fusion empêche ou diminue sensiblement la concurrence au sens où l’entend l’article 92, il doit être conclu que cette fusion aura vraisemblablement pour effet « de créer, de maintenir ou d’augmenter la capacité de l’entreprise fusionnée d’exercer […] un plus grand pouvoir de marché »Note de bas de page 2.
  2. Étant donné ces termes, il est clair que le même seuil s’applique qu’il soit question de diminution ou d’empêchement de concurrence. Les lignes directrices pour l’application de la loi en matière de fusion (LDALF) décrivent comme suit une fusion qui peut donner lieu à un empêchement sensible de la concurrence (ESC) :
    • Il peut y avoir empêchement sensible de la concurrence lorsqu’une fusion permet à l’entreprise fusionnée de maintenir sensiblement les prix, de manière unilatérale ou en coordination avec d’autres entreprises, à des niveaux plus élevés que ceux qui auraient cours si la fusion n’avait pas lieu, en empêchant l’accroissement prévu de la concurrenceNote de bas de page 3.
  3. Les lignes directrices pour l’application de la loi en matière de fusions présentent ensuite certains exemples de fusion pouvant donner lieu à un ESC :
    • l’acquisition d’un entrant potentiel ou d’un entrant récent qui était susceptible de prendre de l’ampleur ou de devenir un concurrent dynamique;
    • l’acquisition d’une entreprise par un chef de file visant à empêcher l’achat probable de cette même entreprise par un concurrent;
    • l’acquisition d’une entreprise établie qui serait vraisemblablement entrée sur le marché en l’absence de fusion;
    • une acquisition faisant obstacle à une expansion sur de nouveaux marchés géographiques;
    • une acquisition faisant obstacle aux effets proconcurrentiels associés à une capacité accrue;
    • l’acquisition empêchant ou limitant le lancement de nouveaux produits.

Jurispridence concernant l’empêchement de la concurrence

  1. Le Tribunal de la concurrence (le « Tribunal ») a examiné des allégations portant sur un ou plusieurs ESC dans plusieurs de ses décisions antérieures. Toutefois, des allégations d’ESC ont été éclipsées par des allégations concurrentes concernant une diminution sensible de la concurrence (DSC) et ce n’est qu’en 2012 que le Tribunal a commencé à se pencher de façon approfondie sur le cadre analytique d’évaluation d’un ESC.
  2. Le Tribunal a pour la première fois examiné une allégation relative à un ESC en 1992 à propos d’un cas d’acquisition de certains actifs liés à des journaux et à des services de publicité dans la région de Vancouver, dont le North Shore News, un journal communautaire bien établiNote de bas de page 4. Au moment de la fusion, l’acquéreur, Southam Inc. (« Southam ») était déjà propriétaire des deux quotidiens dans la région de Vancouver.
  3. L’allégation principale était qu’il y avait une DSC dans la fourniture des services publicitaires des journaux dans divers marchés de la région de Vancouver en raison de la combinaison des quotidiens appartenant déjà à Southam avec deux journaux communautaires et la publication d’annonces immobilières.
  4. Les journaux communautaires constituaient un actif stratégique pouvant être utilisé pour la création d’un troisième quotidien susceptible de concurrencer les publications existantes de Southam. C’estàdire que le concept de préjudice était tel que décrit dans les LDALF et précédemment, soit une acquisition par le chef de file du marché visant à empêcher l’achat probable de la même cible par un concurrent.
  5. Au bout du compte, le Tribunal a déterminé que le manque d’exemples de cas où des journaux communautaires dans d’autres grands marchés avaient été transformés en journaux quotidiens, et l’existence de plusieurs exemples de nouveaux quotidiens entrant sur les grands marchés au Canada sans aucun lien avec les journaux communautaires, suffisaient pour conclure qu’un ESC était peu probableNote de bas de page 5.
  6. La deuxième décision du Tribunal relative à un ESC concernait l’acquisition par Supérieur Propane Inc. (« Supérieur ») de Propane ICG Inc. (« ICG ») en 1998Note de bas de page 6.
  7. Dans cette affaire, le commissaire a allégué un certain nombre d’ESC dans de nombreux marchés locaux de détail du propane ainsi qu’un probable ESC concernant des comptes nationaux. De plus, le commissaire a allégué l’existence d’un ESC dans l’approvisionnement et la distribution de propane, de matériel et de services connexes aux clients des provinces maritimes où ICG, fournisseur actuel sur ce marché, avait des plans d’expansion importants. Cette forme d’ESC est plus proprement décrite comme étant l’acquisition d’un participant présent sur le marché qui a l’intention de prendre de l’ampleur et de devenir plus dynamique, y compris sur de nouveaux marchés géographiques (locaux).
  8. Étant donné la preuve présentée par le commissaire concernant les plans d’expansion et l’absence de preuve ou de présentations faites par les parties défenderesses pour contredire la position du commissaire, le Tribunal a conclu qu’il y aurait vraisemblablement un ESC dans le secteur concerné par suite de la fusionNote de bas de page 7.
  9. La troisième décision du Tribunal a été rendue en l’an 2000. L’affaire concernait une acquisition d’éléments d’actif et d’actions de BFIL par Canadian Waste qui comprenait la décharge Ridge (« Ridge »)Note de bas de page 8. Dans sa demande, le commissaire a allégué que cette acquisition de Ridge dans le secteur de l’élimination des déchets institutionnels, commerciaux et industriels (« déchets ICI ») dans deux marchés du sud de l’OntarioNote de bas de page 9 donnerait lieu à un ESC.
  10. Comme ce fut le cas dans les causes mentionnées précédemment, le principal préjudice allégué était la DSC. Cela dit, un préjudice supplémentaire d’ESC a été allégué compte tenu du développement prévu d’une nouvelle capacité à Ridge qui aurait exercé des pressions à la baisse sur les redevances de déversement pour les déchets ICI si la transaction n’avait pas eu lieuNote de bas de page 10. Dans ce cas, il a été allégué que l’acquisition faisait obstacle aux effets proconcurrentiels associés à la nouvelle capacité.
  11. Le Tribunal a été convaincu par la preuve et le témoignage des experts présentés par le commissaire et a conclu que cette fusion donnerait vraisemblablement lieu à une augmentation de la capacité future excédentaire de Canadian Waste sur le marché et aurait pour effet d’empêcher sensiblement la concurrenceNote de bas de page 11.
  12. Enfin, le cas de jurisprudence canadien le plus récent et de loin le plus exhaustif en matière d’ESC provient de la décision du Tribunal rendue en 2012Note de bas de page 12 (« Tervita »), ainsi que des décisions subséquentes rendues par la Cour d’appel fédérale (« CAF »)Note de bas de page 13 et la Cour suprême du Canada (« CSC »)Note de bas de page 14.
  13. La seule allégation du commissaire dans cette affaire concernait un ESC ayant trait à l’élimination de déchets dangereux dans des sites d’enfouissement sécuritaires du NordEst de la ColombieBritannique (« NECB ») par suite de l’acquisition de Complete Environmental Inc. (« Complete ») par CCS Corporation (« CCS »)Note de bas de page 15.
  14. Au moment de la fusion, Tervita (anciennement CCS) jouissait d’une situation de monopole en matière d’élimination des déchets dangereux dans les sites d’enfouissement sécuritaires du NECB, compte tenu de son site Silverberry. Complete avait, moins d’un an avant la fusion, obtenu un permis pour ouvrir un site d’enfouissement sécuritaire sur son site Babkirk. Ce site était situé à proximité de Silverberry et les deux sites étaient bien positionnés près d’exploitations de production et de forage pétrolières et gazières importantes et en expansion.
  15. Le commissaire a allégué et le Tribunal conclu que la transaction représentait une acquisition d’un concurrent éventuel qui serait vraisemblablement devenu un concurrent dynamique. La cause est décrite de façon plus détaillée dans la partie suivante.

Cadre analytique pour l’évaluation d’un empêchement de la concurrence

  1. Le Tribunal a décrit le cadre analytique d’évaluation d’un ESC dans sa décision concernant Tervita. Ce cadre a par la suite été validé par la CAF et la CSC.
  2. Le cadre analytique défini par le Tribunal est le suivant :

      Pour évaluer des affaires sous l’angle de l’« empêchement » en vertu de l’article 92, le Tribunal s’attarde sur l’entrée sur le marché, ou sur la concurrence accrue dans le marché pertinent, qui, selon la commissaire, a été ou serait empêchée par le fusionnement en question. Dans le cas d’une fusion proposée, le Tribunal doit évaluer s’il est probable que la pénétration du marché par le nouvel arrivant ou l’expansion se fasse dans des délais assez courts et à une échelle suffisante pour entraîner ce qui suit :

    1. une réduction sensible des prix ou une augmentation sensible de la concurrence par des moyens autres que les prix (hors prix), relativement au niveau existant de concurrence par les prix et hors prix;
    2. dans une partie sensible (c.-à-d. non négligeable) du marché pertinent;
    3. durant environ deux ans.
    Si c’est le cas et si la pénétration du marché ou l’expansion est susceptible de se produire dans un délai raisonnable, le Tribunal en viendra normalement à la conclusion que la situation risque fort d’empêcher sensiblement la concurrence. [Caractères gras ajoutés]Note de bas de page 16
  3. Le cadre cidessus vise surtout les nouveaux entrants sur le marché qui ont été ou seraient empêchés par la fusion, et à déterminer si cette entrée sur le marché aurait été i) dans des délais assez courts, ii) probable et iii) à une échelle suffisante pour avoir un effet considérable sur le niveau de concurrence dans le marché concerné pour une période d’environ deux ans. Une entrée qui satisfait à ces conditions est désignée comme étant une pénétration prochaine du marché.
  4. Le cadre analytique défini par le Tribunal et les cours de justice dans l’affaire Tervita pour évaluer l’empêchement de la concurrence a été adopté de façon générale dans d’autres contextes en vertu de la Loi, comme les dispositions sur l’abus de position dominante des articles 78 et 79. En vertu de ces dispositions, l’évaluation s’attache principalement à déterminer si une entreprise dominante ou un groupe d’entreprises dominant sur un marché se livre à une pratique d’agissements anticoncurrentiels qui entraînent, a entraîné ou entraînera vraisemblablement un empêchement ou une diminution sensible de la concurrence sur le marchéNote de bas de page 17.
  5. En outre, bien qu’il n’y ait pas de jurisprudence concernant l’analyse de l’ESC en vertu de la disposition sur la collaboration entre concurrents dans l’article 90.1 de la Loi, le Bureau adopte une démarche similaire lorsqu’il évalue s’il existe un ESC dans le contexte d’accords existants ou proposés, selon la disposition civile, entre concurrents susceptibles de créer, de maintenir ou d’augmenter la capacité des parties à l’entente d’exercer une puissance commercialeNote de bas de page 18.
  6. En plus, il faut effectuer dans cette évaluation une analyse des obstacles à l’entrée sur le marché. Les obstacles à l’entrée, et à la pénétration prochaine, ainsi que l’orientation des tribunaux canadiens à propos de ces concepts seront examinés dans les sections qui suivent.

Entraves à l’entrée sur le marché

  1. Au Canada, les entraves à l’entrée sur le marché représentent une partie essentielle de l’analyse de tout ESC (ou de toute DSC) et il incombe au commissaire de prouver que des entraves considérables à l’entrée sur le ou les marchés pertinents existent bel et bien. Cela découle du fait que sans obstacles suffisants à l’entrée sur le marché, il est probable que toute tentative d’une entreprise d’exercer une puissance commerciale par suite d’une fusion sera contrecarrée par l’arrivée de nouvelles entreprises ou l’expansion d’entreprises existantes et que, par conséquent, on ne pourra conclure à l’existence d’un d’ESC ou d’une DSC.
  2. Les entraves à l’entrée sur le marché sont liées à la facilité avec laquelle une entreprise peut ou non commencer ses activités sur le marché concerné et s’établir comme concurrent viableNote de bas de page 19. Lorsqu’il est question d’entraves à l’entrée, l’entrée en question doit pouvoir être qualifiée d’efficace. Les LDALF énoncent les trois mêmes conditions à une entrée efficace tel que mentionné précédemment pour évaluer si une fusion constitue une entrave :
    1. les délais
    2. la probabilité et
    3. l’ampleur suffisante.
    La probabilité et la suffisance de l’ampleur sont abordées cidessous alors que la question des délais sera étudiée plus en détail étant donné l’attention qu’elle a reçue dans le contexte de l’ESC de la part du Tribunal et des instances supérieures dans l’affaire Tervita.

Probabilité

  1. En résumé, selon les LDALF, il faut examiner la probabilité d’entrée sur le marché de nouvelles entreprises en fonction « des engagements qu’elles doivent prendre, du temps dont elles ont besoin pour devenir d’efficaces concurrents, des risques que cela implique et des bénéfices vraisemblablesNote de bas de page 20 ». Des obstacles pourraient devoir être surmontés pour entrer sur le marché et y être concurrentiel, comme des processus réglementaires d’approbation ou l’acquisition du matériel nécessaire, ou être plus pertinents après l’entrée sur le marché, par exemple s’il devient nécessaire d’atteindre une ampleur suffisante pour concurrencer efficacement les entreprises déjà en place.
  2. L’étendue de ces obstacles et la mesure dans laquelle un concurrent potentiel les a déjà surmontés ou est en bonne position pour le faire, ainsi que les risques associés à chacun d’eux, seront pris en compte pour déterminer la probabilité de l’entrée sur un marché.

Suffisance

  1. Les nouveaux entrants devront atteindre une échelle et une ampleur suffisantes pour avoir un impact significatif sur la concurrence d’un marché. Le Bureau tiendra également compte des contraintes ou des restrictions visant les capacités des nouveaux entrants ou leur efficacité à livrer concurrenceNote de bas de page 21.
  2.  Par exemple, dans le cas de Propane, un enjeu clé examiné par le Tribunal était de savoir si un nombre suffisant de « clients libres » existerait chaque année, étant donné la présence de contrats d’exclusivité, pour permettre au nouvel entrant d’atteindre une échelle suffisante pour concurrencer les entreprises en place sans être considérablement désavantagé sur le plan des coûtsNote de bas de page 22.

Délai

  1. Les LDALF décrivent de la façon suivante le temps que doit mettre un concurrent éventuel pour devenir un concurrent efficace ou viable et l’incidence de cet élément dans l’évaluation des obstacles à l’entrée sur le marché :

      En général, plus les concurrents éventuels ont besoin de temps pour devenir des concurrents efficaces, moins il est probable que les entreprises déjà établies seront dissuadées d’exercer un pouvoir de marché. Pour qu’un effet dissuasif soit créé, il importe que les nouveaux arrivants puissent réagir et avoir une influence sur le prix dans un délai raisonnable. Selon l’analyse du Bureau, l’arrivée de nouvelles entreprises doit produire normalement des effets bénéfiques assez rapidement ou neutraliser les effets d’une hausse de prix en raison de la fusion, de sorte que la concurrence ne soit pas susceptible d’être considérablement entravéeNote de bas de page 23.

  2. Dans l’affaire Tervita, la CSC définit le délai de pénétration pour l’utiliser afin d’évaluer les délais d’entrée. Le délai de pénétration d’un marché découlant des obstacles à cette pénétration (« délai de pénétration ») s’entend de la période qu’un nouveau concurrent aux prises avec certains obstacles et qui agit avec diligence pour les surmonter pourrait voir s’écouler lorsqu’il tente de pénétrer le marchéNote de bas de page 24.

Pénétration prochaine

  1. Comme il est décrit précédemment, les causes concernant l’empêchement de la concurrence au Canada visent principalement les nouvelles entrées et à déterminer si cette entrée peut être déclarée « prochaine », en ce sens que, en plus d’être probable, elle se ferait en temps suffisamment opportun et selon une ampleur suffisante pour avoir un effet considérable sur le niveau de concurrence du marché. Cela va dans le sens de l’évaluation des entraves à l’entrée et les cours de justice ont explicitement fait référence à l’inclusion de l’analyse de la pénétration prochaine dans le cadre d’évaluation des obstacles à l’entrée.
  2. Cette inclusion dans l’évaluation des entraves à l’entrée, et particulièrement en ce qui concerne la dimension temporelle de l’entrée sur le marché, a été acceptée, nuancée et développée par la CAF dans ses motifs dans l’affaire Tervita. Le juge Mainville a écrit :
    • J’admets cette approche, dans la mesure où elle sert de ligne directrice, et non pas de règle temporelle coulée dans le béton. En effet, il peut arriver, dans quelques rares cas, qu’il convienne d’élargir l’analyse temporelle de la pénétration prochaine audelà de la dimension temporelle des obstacles à la pénétration du marché. Dans un tel cas, le Tribunal doit justifier clairement les raisons qui, selon lui, font que la pénétration du marché demeure « prochaine », malgré la date tardive. Dans la majorité des cas, cependant, la dimension temporelle de la pénétration du marché devrait servir de ligne de conduite Note de bas de page 25.
  3. En appel, la Cour suprême du Canada a ensuite accepté cette approche mais fait une mise en garde en ce qui concerne son application à de longues périodes et les conclusions d’ESC pour les entrées dans un futur éloigné.
    • [...] il importe de souligner [que le délai de pénétration] ne devrait pas justifier des prédictions dans un avenir éloigné […] dans d’autres contextes — par exemple ceux où le développement du produit ou les processus d’approbation réglementaires peuvent s’étaler sur des années —, le délai de pénétration peut être si long qu’une décision quant à la probabilité d’une pénétration du marché avant la fin de cette période serait influencée par tant d’impondérables et inconnues qu’elle tiendrait en grande partie de la conjectureNote de bas de page 26.
  4.  Les tribunaux se sont également prononcés sur l’entrée initiale sur le marché et la mesure dans laquelle ce point d’entrée doit être identifié. Étant donné que ce point d’entrée doit, du moins dans la plupart des cas, s’inscrire dans la dimension temporelle des obstacles à la pénétration du marché, les tribunaux conviennent qu’il n’est pas nécessaire de prédire avec une absolue précision quand cette entrée future se produira. Selon la CAF, ce qu’il faut est « un délai clair et discernable. Il ne s’agit pas de fixer une date précise »Note de bas de page 27.
  5. En plus de cette orientation concernant les lignes de conduite relatives à la dimension temporelle qui devraient servir à encadrer l’analyse d’une entrée éventuelle étant empêchée par une fusion, il faut examiner soigneusement les étapes nécessaires à l’entrée sur le marché et pour devenir un concurrent efficace.

Tervita

  1. L’appréciation des faits et de la preuve liés à la pénétration prochaine par le Tribunal dans sa décision concernant l’affaire Tervita et la reconnaissance subséquente par les instances supérieures des conclusions à l’égard des faits relatifs à l’entrée soutiennent les conclusions à l’égard d’un ESC au Canada, où le parcours pour une entrée efficace est, dans une certaine mesure, long et sinueux.
  2. En fait, dans son appel de la décision du Tribunal à la CAF, Tervita a affirmé que le Tribunal s’était livré à « des spéculations [non fondées] au sujet de futurs événements possibles »Note de bas de page 28. La même allégation a par la suite été présentée à la CSC dans le cadre de son appel.
  3. Les propriétaires du site Babkirk et du permis de site d’enfouissement y étant associé n’avaient pas encore commencé la construction d’un site d’enfouissement, bien qu’ils avaient terminé avec succès la majeure partie d’un processus complexe, chronophage et risqué d’approbation réglementaire. Par ailleurs, les propriétaires ont témoigné qu’ils avaient l’intention d’utiliser le site avant tout comme une installation de traitement plutôt que d’enfouissement. Le fait qu’ils n’avaient pas encore commencé à construire le site et l’intention formulée concernant le traitement de déchets au site a soulevé une incertitude concernant la concurrence future sur le marché concerné.
  4. Finalement, compte tenu de l’ensemble de la preuve, le Tribunal a conclu qu’une pénétration effective du marché était probable à Babkirk et que l’acquisition de Complete par Tervita aurait vraisemblablement pour effet d’empêcher sensiblement la concurrence. Ses conclusions s’appuyaient sur les points suivants :
    • Il faudrait au moins trente mois au nouvel entrant pour ouvrir un nouveau site d’enfouissement sécuritaire;
    • Bien que les propriétaires auraient commencé des activités de traitement à Babkirk, cette entreprise aurait échoué parce que :
      1. Le traitement par biorestauration est inefficace dans le NECB et ne fonctionne pas pour bon nombre des contaminants qui se trouvent dans les déchets dont il est question.
      2. Les clients potentiels ne souhaitent pas transporter leurs déchets dangereux au site Babkirk pour le traitement par biorestauration.
    • Le marché de l’élimination des déchets dangereux est en pleine expansion.
    • Le site Babkirk, ayant passé l’étape de l’approbation réglementaire pour devenir un site d’enfouissement sécuritaire, représente un actif intéressant pour un entrepreneur tiers de site d’enfouissement sécuritaire.
    • Les propriétaires de Babkirk auraient décidé d’exploiter un site d’enfouissement sécuritaire à Babkirk ou l’auraient vendu à un tiers qui en aurait exploité un.
    • Le site Babkirk aurait été ouvert et aurait commencé à livrer concurrence au site d’enfouissement sécuritaire de Tervita à proximité dans les 21 mois suivant la fusion et se serait transformé en site d’enfouissement sécuritaire à service complet au plus tard six mois aprèsNote de bas de page 29.

Application de la Loi par le Bureau après l’affaire Tervita

  1. Depuis l’affaire Tervita, les cas d’ESC au Canada ont été limités aux fusions impliquant la recherche et le développement de nouveaux produits, en général des fusions concernant des sociétés engagées dans le développement et la production de produits pharmaceutiques ayant à la fois des lignes de produits commercialisés et de produits potentiels à diverses étapes de leur développement. Ces fusions donnent souvent lieu à de multiples conclusions d’ESC ou de DSC mais une affaire d’ESC seule serait encore plus rare.
  2.  Par exemple, l’examen de la fusion entre Pfizer Inc. et Hospira Inc réalisé par le Bureau en 2015 a suscité des inquiétudes en matière de concurrence à propos du chevauchement de quatre offres de produits, dont un ESC résultant de l’acquisition d’un produit antifongique injectable en voie d’être commercialisé par HospiraNote de bas de page 30.
  3. Dans ce cas, et dans des cas similaires, l’analyse de l’ESC prend en compte la mesure dans laquelle le produit concerné en voie d’être commercialisé a progressé dans le processus d’approbation réglementaire de Santé Canada et elle nécessite de déterminer qu’il n’y a pas d’autres offres de produits de même nature ou étant à un stade semblable ou plus avancé de développementNote de bas de page 31. Les plans d’affaires associés au développement et au lancement du produit occupent une place importante dans la détermination des délais relatifs à l’entrée et la mesure dans laquelle le nouveau produit aura un effet important sur la concurrence dans ce marché. Ces plans d’affaires seront joints aux informations fournies par les développeurs de médicaments concurrents quant aux stades franchis dans le processus d’approbation des médicaments et le moment prévu de leur entrée sur le marché.
  4.  Le préjudice à l’innovation constitue une autre sorte de préjudice en matière de concurrence, souvent relié à une concurrence éventuelle future. En fait, l’innovation a joué un rôle crucial dans de récents examens de fusions pour lesquels le commissaire a réclamé et obtenu des mesures correctives. Toutefois, dans ces deux cas, le préjudice à l’innovation a été considéré comme une DSC en raison d’une baisse des tensions en matière concurrentielle entre les concurrents actuels sur le marché et, par conséquent, d’une perte de motivation pour s’engager sur la voie d’efforts visant à améliorer l’offre actuelle de produitsNote de bas de page 32.
  5. Inversement, dans l’affaire opposant le commissaire au Toronto Real Estate Board (TREB)Note de bas de page 33 en vertu de la disposition sur l’abus de position dominante (article 79) de la Loi, le Tribunal a évalué le préjudice possible à l’innovation selon la perspective de l’ESC. Le tribunal a adopté un cadre correspondant à celui utilisé pour rendre la décision dans l’affaire Tervita afin de déterminer si les restrictions du TREB sur la capacité des agents et des courtiers membres à utiliser et à afficher certains renseignements liés à l’immobilier sur des plateformes numériques novatrices donnaient lieu à un ESC sur le marché concerné.
  6. Plus particulièrement, le Tribunal a souligné dans sa décision de 2016 que la concurrence dynamique, y compris l’innovation, est la plus importante forme de concurrence et que les consommateurs sont privés des avantages de l’amélioration des services lorsque des membres sont protégés des effets perturbateurs de la concurrence. Le Tribunal a conclu ce qui suit :
    • En empêchant ses concurrents de décider comment apporter des innovations dans la prestation des services de courtage immobilier résidentiel dans la RGT, le TREB a sensiblement faussé le processus concurrentiel et empêché les courtiers novateurs comme […] d’augmenter considérablement la gamme de services de courtage, d’améliorer la qualité des services existants et d’augmenter considérablement le niveau d’innovation dans le marché pertinent Note de bas de page 34.
  7. Le fait que le préjudice à l’innovation sur un marché soit considéré comme une DSC dans les deux exemples de fusions cidessus contraste avec l’approche du Tribunal dans le cas du TREB, même si les trois cas concernent des questions de concurrence sur un marché donné plutôt qu’une entrée sur de nouveaux marchés, ce qui incite à croire que ces approches sont comme les deux faces d’une même médaille. Ce qui compte au Canada, c’est de savoir si la transaction est susceptible de créer, de maintenir ou d’augmenter la capacité de l’entité fusionnée à exercer une puissance commerciale sur un marché donné.
  8. En dépit du peu de cas récents d’ESC par le Bureau, l’approche du Canada en matière d’analyse de l’ESC est claire. Elle est flexible en ce qui concerne la façon d’envisager la perspective de l’absence hypothétique de fusion et les diverses façons dont se serait passée la nouvelle entrée en l’absence de fusion. Les étapes menant à cette entrée et les délais y étant associés doivent pouvoir être déterminés et reposer sur la preuve.
  9. Il convient également de mentionner que dans l’affaire Tervita, la CSC a fourni une orientation au Tribunal en ce qui concerne les étapes pour évaluer une entrée et les décisions d’affaires prises par la société souhaitant réaliser cette entrée :
    • Pour déterminer si un fusionnement aura vraisemblablement pour effet d’empêcher sensiblement la concurrence, ni le Tribunal ni les cours de justice ne devraient prétendre prendre des décisions commerciales futures pour les sociétés. Les conclusions factuelles quant à ce qu’une société ferait ou ne ferait pas doivent reposer sur une preuve de la décision que la société même prendrait, et non pas sur la décision que le Tribunal prendrait dans la même situationNote de bas de page 35.
  10. À la lumière de ce qui précède, les documents commerciaux et les déclarations faites par les gens d’affaires concernés par les efforts d’entrée peuvent être des éléments de preuve importants. En outre, les dossiers et les témoignages de tiers pouvant représenter d’autres acheteurs potentiels dans le cadre d’une analyse complète de la situation sous l’angle de l’hypothèse d’absence de fusionnement seront également importants. Bien que ces éléments de preuve puissent être soutenus par des preuves provenant d’experts des secteurs industriel, économique et financier, ainsi que le souligne la CSC, le Bureau doit veiller à ne pas faire de suppositions non fondées sur la preuve en main au sujet des actions des gens d’affaires qui ne sont pas fondées sur la preuve dont on dispose. Il se pourrait que l’on doive recourir à des instances officielles pour interroger sous serment les gens d’affaires concernés afin de connaître leurs plans et leurs intentions.

Conclusion

  1. Le présent mémoire donne un aperçu du cadre légal canadien en matière de concurrence aux fins de l’évaluation des fusions comportant les concepts de préjudice en rapport avec l’acquisition de la concurrence potentielle future. Étant donné la jurisprudence, l’analyse faite par le Bureau des transactions pouvant concerner un nouveau concurrent prêt à pénétrer le marché respectera le cadre établi par le Tribunal dans la décision rendue à propos de Tervita et qui a été accepté subséquemment par les deux instances supérieures.
  2. Même dans les situations où la dimension temporelle des obstacles à l’entrée est de longue durée, on peut s’attendre à ce qu’un commissaire conclue à l’existence d’un ESC si l’on peut établir qu’une entrée viable a été empêchée par une fusion au moyen d’une preuve, et qu’elle aurait vraisemblablement pu avoir lieu dans un délai observable et selon des étapes précises. Comme il est indiqué dans la décision du Tribunal concernant Tervita, ce cheminement pour une entrée viable n’a pas à être court ou direct. Ceci dit, étant donné que la norme pour le critère d’ESC (et de DSC) établie dans la Loi est la prépondérance des probabilités, les effets des acquisitions de concurrents potentiels évalués dans la perspective des dispositions de la Loi ayant trait aux fusions devront être plus probables qu’improbables.
  3. Étant donné l’importance des fusions impliquant un empêchement de la concurrence, à la fois en tant que sujet d’actualité dans le domaine de l’antitrust et pour leurs effets importants sur les marchés et l’économie en général, le Bureau continuera d’utiliser tous les outils d’application de la Loi dont il dispose, lorsqu’il y a lieu, afin de protéger la concurrence contre les fusions qui éliminent vraisemblablement la concurrence future probable.