Mégadonnées et innovation : les grands thèmes de la politique en matière de concurrence au Canada

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Rapport

Le 19 février 2018

Le 18 septembre 2017, le Bureau de la concurrence (le Bureau) a publié un document de travail intitulé « Mégadonnées et innovation : conséquences sur la politique en matière de concurrence au CanadaNote de bas de page 1 ». Conformément à l'engagement du Bureau à faire participer les parties prenantes aux domaines clés de la politique publique, ce document de travail visait à engager la discussion sur l'incidence que devraient avoir les mégadonnées sur l'application du droit de la concurrence en vertu de la Loi sur la concurrence (la Loi). Pour faciliter cette discussion, le Bureau a invité les membres du public à faire part de leurs commentaires sur son site Web et a engagé la discussion avec des parties prenantes à l'occasion de différents forums internationaux et nationauxNote de bas de page 2. Le présent document constitue une synthèse des thèmes clés soulevés dans le cadre de l'examen du Bureau sur ce sujet important, à la lumière des commentaires reçus.

 

Table des matières

Introduction

Le sujet de l'application du droit de la concurrence dans le domaine des mégadonnées continue d'attirer une attention considérable et de susciter des préoccupations. En mai 2017, The Economist avançait ceci :[Traduction] « Les perspectives sont préoccupantes. L'emprise qu'ont les fournisseurs de services Internet sur les données leur confère un énorme pouvoir. Les anciennes façons de concevoir la concurrence, qui datent de l'ère du pétrole, semblent dépassées dans ce qu'on en est venu à appeler l'"économie des données". L'adoption d'une nouvelle approche s'imposeNote de bas de page 3.  » Bref, le Bureau est d'avis que l'émergence d'entreprises qui contrôlent et exploitent les données peut soulever de nouveaux défis quant à l'application du droit de la concurrence, mais qu'elle n'est pas en soi une cause de préoccupations dans un avenir immédiat. Peu d'éléments indiquent qu'une nouvelle approche en matière de politique sur la concurrence soit requise, mais les mégadonnées pourraient nécessiter l'usage de nouveaux outils et de nouvelles méthodes qui relèvent de compétences assez spécialisées, ce qui peut représenter une nouveauté dans le cadre de l'application du droit de la concurrence. Les aspects fondamentaux du cadre d'analyse (par exemple, la définition du marché, la puissance commerciale et les effets de la concurrence) devraient continuer à guider la mise en application.

Plusieurs thèmes dominants se sont dégagés lors de l'examen du Bureau.

  • Déjà vu : les « mégadonnées » ne constituent pas un phénomène entièrement nouveau. En fait, non seulement les entreprises développent et utilisent des données depuis très longtemps, mais le droit de la concurrence a dû composer avec des questions liées aux « mégadonnées » dans plusieurs affaires, même si ces cas précèdent le moment où le terme est entré dans le langage courantNote de bas de page 4.
  • Les principes directeurs de l'analyse demeurent valables : les principes clés de l'application du droit de la concurrence demeurent valables dans les enquêtes concernant les mégadonnées. Plus précisément, une application correcte du droit doit viser un juste équilibre entre les mesures de dissuasion de comportement qui portent réellement atteinte à la concurrence et une application zélée de la Loi qui restreint l'innovation et le dynamisme de la concurrence. Il importe également que les lois et les politiques relatives à la concurrence continuent de s'appuyer sur les forces du marché pour produire des résultats fructueux au lieu de servir à contrôler les prix ou d'autres résultats. Les responsables de l'application de la loi devraient, par exemple, s'abstenir de condamner des entreprises simplement parce qu'elles sont de grande taille ou qu'elles disposent de mégadonnées d'intérêt. Les entreprises qui atteignent une position de chef de file dans le marché, même s'il s'agit d'une position dominante, en raison de leurs propres investissements, de leur ingéniosité et de leur rendement concurrentiel ne devraient pas être pénalisées pour autant. Le fait de pénaliser l'excellence décourage la recherche de l'excellence.
  • Le cadre d'application demeure intact : le cadre d'application de la loi du Bureau demeure intact lors de l'examen de questions comportant des mégadonnées. Dans le cas de l'application des dispositions relatives aux cartels, les ententes entre concurrents constituent un élément central de l'infraction, c'est pourquoi une telle entente s'avère préjudiciable, peu importe si elle est mise en œuvre au moyen d'un mécanisme reposant sur les données. De la même façon, le Bureau veille à la promotion de l'éthique publicitaire en décourageant les pratiques commerciales trompeuses et en encourageant l'offre d'une information suffisante pour permettre aux consommateurs de faire des choix éclairés. Les pratiques trompeuses nuisent aux consommateurs, peu importe si elles font appel aux données ou si elles augmentent la collecte de données auprès des consommateurs. Dans les cas de fusions et de monopoles, le cadre devrait continuer à se fonder sur le principe que l'application de la loi est appropriée lorsqu'une consolidation de la propriété ou lorsque le comportement anticoncurrentiel d'une entreprise fait diminuer ou empêche la concurrence. Bien que l'application de ce principe n'ait pas suscité de controverse, des commentaires récents ont mis en question son applicabilité dans les questions relatives aux mégadonnées. L'examen du Bureau indique que ces principes fondamentaux restent appropriés dans les questions relatives aux mégadonnées.

Bien que ces thèmes fournissent des orientations importantes, le Bureau a recensé d'autres thèmes qui préconisent l'adoption d'une certaine prudence dans le traitement de ce problème émergent. Tout d'abord, les mégadonnées peuvent avoir une incidence dans d'autres domaines de la politique allant au-delà du droit de la concurrence, mais le Bureau se limitera à son mandat tel qu'il est énoncé dans la Loi. Ensuite, la jurisprudence canadienne en matière de droit de la concurrence est moins développée dans certains domaines; à mesure que de nouvelles directives sont fournies par le Tribunal et les tribunaux, l'approche du Bureau devra être adaptée en conséquence. Enfin, bien que les mégadonnées soient très prometteuses pour accroître l'efficience économique, il est possible que cette promesse ne soit à présent qu'en partie réalisée et que de nouvelles pratiques commerciales novatrices prennent de l'importance seulement dans le futur. Dans ce contexte, il importe de maintenir un certain degré d'humilité et de reconnaître que des conseils très généraux et catégoriques peuvent être difficiles à offrir.

Le reste de ce document développe ces thèmes dans le contexte précis des fusions et des pratiques monopolistiques, des cartels et des pratiques commerciales trompeuses.

Fusions et pratiques monopolistiques

Certains s'interrogent quant à savoir si le droit de la concurrence permet d'évaluer les fusions et le comportement d'une entreprise individuelle dans le contexte des mégadonnées. L'examen du Bureau révèle que c'est effectivement le cas. Les commentaires formulés à l'égard du document de travail du Bureau par des parties prenantes, y compris l'Association du Barreau canadien, l'American Bar Association et l'Association internationale du barreau, appuient ce point de vue et font ressortir un consensus importantNote de bas de page 5. Même si les commentateurs ne sont pas tous d'accord, l'émergence de ce consensus représente une étape importante.

Par conséquent, dans le cadre de l'évaluation de fusions et de pratiques monopolistiques, le Bureau aura généralement recours à son analyse habituelle de la définition du marché, de la puissance commerciale et de l'incidence sur la concurrence. Ce cadre est pertinent et utile pour une application efficace de la loi dans les affaires relatives aux mégadonnées, comme il l'a été dans grand nombre de contextes et de secteurs. Par exemple, l'application de la loi dans les cas relatifs aux fusions et aux pratiques monopolistiques comportant des mégadonnées sera basée sur les théories acceptées de préjudices verticaux et horizontaux.

Bien que le cadre standard puisse être appliqué avec succès aux questions de mégadonnées, une analyse de la concurrence dans le domaine des mégadonnées ne s'avérera pas nécessairement simple étant donné que les questions dans ce domaine peuvent également faire appel à des méthodes et à des outils spécialisés. Les mégadonnées peuvent représenter un produit vendu et ayant un prix, comme n'importe quel autre bien, mais elles peuvent aussi s'avérer un intrant qui n'est pas vendu et n'a pas de prix qui lui est associé. Dans ce dernier cas, les outils et les méthodes utilisés pour l'analyse de la concurrence peuvent devoir être adaptés pour prendre en compte les problèmes liés, par exemple, aux plateformes et aux effets de réseau.

  • Les plateformes rassemblent plusieurs types d'utilisateurs. Les plateformes basées sur les données sont multiples (par exemple, Google, Uber, Amazon). Ainsi, afin d'être en mesure d'analyser correctement les affaires relatives aux mégadonnées, il est souvent important d'analyser correctement les plateformes.
    • L'idée la plus importante est que la nature d'une « transaction » ou d'un « prix » diffère selon qu'il s'agit d'une plateforme ou non. Par exemple, un prix « élevé » d'un côté d'une plateforme ne constitue pas forcément une preuve de puissance commerciale ou d'effets anticoncurrentiels, parce qu'il découle d'un prix « faible » d'un autre côté de la plateforme.
    • Un exemple courant est l'emploi de mégadonnées dans une application de covoiturage permettant l'appariement de chauffeurs et de passagers. Lorsque l'application impose un prix « élevé » aux passagers, cela ne signifie pas nécessairement qu'elle exerce une puissance commerciale ou que la concurrence a été lésée. Par exemple, en période de forte demande et de faible offre de chauffeurs, l'application peut augmenter le prix demandé aux passagers et augmenter la rémunération des chauffeurs, de sorte que le montant perçu par la plateforme pour chaque trajet demeure inchangé. Cette fluctuation du prix pour les chauffeurs et les passagers réduit la demande et augmente l'offre pour mieux répartir des ressources limitées. En principe, l'utilisation de mégadonnées pour adapter les prix à des situations particulières peut être favorable à la concurrence et accroître l'efficacité économique.
  • Les effets de réseau sont présents dans un produit si un consommateur tire un avantage quand d'autres consommateurs augmentent leur consommation de ce produit. Les effets de réseau sont courants dans l'économie numérique. Par exemple, une plateforme de médias sociaux est plus utile à un utilisateur lorsque plusieurs de ses connaissances l'utilisent. D'une façon quelque peu différente, l'utilisateur d'un moteur de recherche peut tirer avantage du fait que davantage d'utilisateurs effectuent des recherches à l'aide de cette plateforme, dans la mesure où un nombre élevé de recherches peut servir à améliorer l'ensemble des résultats de recherche. L'incidence la plus importante des effets de réseau pour le droit de la concurrence est que ces effets peuvent s'avérer à la fois un gain d'efficacité qui profite aux consommateurs, mais également un obstacle à l'entrée qui peut restreindre la concurrence. Mais, en ce sens, les effets de réseau s'apparentent à d'autres moyens qu'emploient les entreprises pour accroître les gains d'efficacité tout en augmentant les barrières à l'entrée. Les entreprises peuvent, par exemple, exploiter des économies d'échelle ou développer des produits innovants qui attirent les consommateurs. Tout comme l'application du droit de la concurrence ne remet pas en question une entreprise qui exploite des économies d'échelle ou qui vend des produits attrayants, sauf si elle se livre à des actes anticoncurrentiels, l'application du droit de la concurrence ne devrait pas remettre en question une entreprise qui exploite les effets de réseau, sauf si elle se livre à des actes anticoncurrentiels.

Certes, les affaires relatives aux mégadonnées sont touchées par les mêmes questions difficiles et parfois controversées qui surviennent dans les affaires non liées aux mégadonnées. La mesure dans laquelle ces questions sont importantes varie en fonction des particularités de chaque affaire et de la nature de l'analyse de la concurrence, et non de la présence de mégadonnées.

Par exemple :

  • Le droit de la concurrence est en grande partie prospectif et donc, par sa nature, présente une incertitude. Cette incertitude n'est pas seulement présente dans les secteurs aux prises avec des changements rapides et importants, mais représente une caractéristique générale de l'application du droit de la concurrenceNote de bas de page 6.
  • Le droit de la concurrence s'applique dans une grande variété de circonstances factuelles, ce qui fait que des méthodes précises ne peuvent pas et ne doivent pas être appliquées de façon rigideNote de bas de page 7.
    • L'analyse de la puissance commerciale ne fait pas exception. Par exemple, le Bureau convient que la notion de part de marché peut parfois accorder trop ou trop peu d'importance à la puissance commerciale d'une entreprise. De la même façon, les parts de marché de deux entreprises sont susceptibles de refléter de façon imprécise leur degré d'interaction concurrentielle du moment. Par ailleurs, étant donné qu'il se peut que la part de marché courante d'une entreprise puisse porter à surévaluer ou à sous-évaluer son importance concurrentielle, il se peut qu'une entreprise qui possède une très faible part de marché, mais qui a accès à une ressource rare et précieuse (par exemple des données rares et précieuses) dispose d'une puissance commerciale. Cette affirmation correspond à la position du Bureau en ce qui concerne les parts de marché et la concentration dans les lignes directrices sur les fusionsNote de bas de page 8.
    • Dans le même ordre d'idées, les lignes directrices sur les fusions indiquent que « La définition du marché ne correspond pas nécessairement à l'étape initiale ou à une étape nécessaire, mais c'est une étape qui est généralement suivieNote de bas de page 9 ». La logique qui sous-tend cette affirmation s'applique aux affaires comportant des mégadonnées autant qu'aux affaires non liées aux mégadonnées, surtout lorsque la valeur probante du cadre monopolistique hypothétique est susceptible d'être limitée.
  • Le droit de la concurrence s'intéresse habituellement aux effets sur les prix, bien que les tribunaux aient reconnu que l'application de la loi devrait également s'intéresser aux effets liés aux prixNote de bas de page 10. Ces effets peuvent être évidents dans les cas relatifs aux mégadonnées, dans la mesure où ces données peuvent mener à des améliorations novatrices pour des produits et des services. La qualité constitue l'un des principaux exemples d'une dimension concurrentielle qui ne repose pas sur le prix, bien que ce qui constitue la « qualité » variera d'un cas à l'autre. Il peut être concevable, par exemple, que dans certains cas, les consommateurs conçoivent la confidentialité comme un élément important de la qualité. Le Bureau n'a connaissance d'aucune preuve solide permettant d'exclure catégoriquement la confidentialité comme facteur susceptible d'avoir une incidence sur la perception des clients quant à la qualité d'un service qui emploie des mégadonnées et représenterait ainsi une dimension concurrentielle pertinente entre deux entreprisesNote de bas de page 11. Cela ne signifie pas que le Bureau ait connaissance d'une preuve permettant de considérer nécessairement la confidentialité comme un facteur ayant une incidence sur la perception de la qualité des clients; et il ne s'agit pas non plus d'amoindrir l'importance des défis inhérents à l'analyse des effets non liés au prix. En dernier lieu, même si le Bureau reconnaît que d'autres organismes d'application de la loi puissent avoir la compétence pour surveiller certains des aspects relatifs à la qualité de biens et de services, dont la confidentialité, cette compétence ne limite pas la responsabilité qu'a le Bureau d'appliquer la Loi.
  • Aucune approche normée n'énonce le redressement approprié pour des cas particuliers liés aux fusions ou aux comportements. L'un des redressements prévus impose à la partie en cause un devoir de négocier dans une affaire relative au comportement. Le Bureau est conscient que le fait d'imposer un devoir de négocier pourrait potentiellement réduire les incitatifs à l'innovation et devrait donc être imposé uniquement dans des circonstances exceptionnelles, dans les cas relatifs aux mégadonnées et dans les autres cas.
  • Les fusions peuvent réduire la concurrence par des effets coordonnés. Les mégadonnées pourraient faciliter les interactions coordonnées; elles pourraient également faciliter une concurrence vigoureuse. Ainsi, dans une affaire donnée, l'utilisation de mégadonnées pourrait accroître ou réduire les éventuelles interactions coordonnées entre concurrents. Des faits particuliers à chaque affaire guident les hypothèses concernant les effets coordonnés, peu importe si des comportements coordonnés ont été facilités au moyen de mégadonnées ou d'algorithmesNote de bas de page 12.

Cartels

Une question importante touchant l'application de la loi dans le cas des cartels est de savoir si l'arrivée des algorithmes informatiques qui font appel aux mégadonnées devrait amener à repenser l'application du droit de la concurrence. Fondamentalement, le Bureau est d'avis que la réponse à cette question devrait être négative. Plus précisément, quelle que soit l'utilisation qui est faite des mégadonnées ou des algorithmes, une entente entre concurrents demeure au cœur de l'application des dispositions criminelles de la Loi relatives aux cartels injustifiables. Le parallélisme conscient, lorsqu'il n'y a aucune preuve qu'une entente existe, ne relève pas des dispositions relatives aux cartels, et l'application de ces dispositions ne devrait pas être modifiée pour régler ce genre de comportement unilatéral. Même si les mégadonnées peuvent servir à faciliter la formation d'un cartel, la présence de données ne crée pas de présomptions et ne change pas ce qui doit consister en une analyse fondée sur un cas particulier et des faits précis. Même dans un environnement technologique et commercial en mutation, les entreprises peuvent employer des méthodes traditionnelles comme des programmes de conformité afin de réduire leur exposition à d'éventuelles poursuites criminellesNote de bas de page 13.

  • Au Canada, les dispositions relatives aux cartels injustifiables interdisent les ententes entre concurrents visant à fixer les prix, à répartir les marchés entre compétiteurs ou à restreindre la production, qui constituent des « restrictions pures » pour la concurrence; elles interdisent aussi les ententes non divulguées entre concurrents quant aux appels d'offres ou aux soumissions. Les cartels injustifiables représentent la forme la plus inacceptable de comportement anticoncurrentiel et sont interdits conformément aux dispositions criminelles de la Loi relatives aux cartels.
    • Les cartels emploient depuis longtemps les données pour faciliter et mettre en œuvre des ententes, et ils peuvent tirer parti de l'innovation technologique pour faciliter leurs opérations. Les mégadonnées et les algorithmes fournissent des moyens toujours plus novateurs pour mettre en œuvre et contrôler l'adhésion aux ententes de cartel. Par exemple, les mégadonnées sont utilisées pour calibrer des algorithmes d'ajustement quasi instantané des prix. Le recours à de tels outils peut avoir des avantages pour la concurrence, mais peut également favoriser des complots plus « sophistiqués », même s'ils ne sont pas entièrement nouveauxNote de bas de page 14.
    • Il existe plusieurs moyens de conclure une entente de cartel, y compris verbalement, par courrier électronique ou par l'usage collectif délibéré d'un algorithme visant à réduire la concurrence. C'est pourquoi les mégadonnées n'ont aucune incidence sur les éléments fondamentaux d'une affaire portant sur un cartel : il doit y avoir une entente, ou un « accord de volonté », entre concurrents, qui vise à fixer ou à manipuler les prix ou la production ou à répartir certains marchés. Malgré les outils toujours plus perfectionnés, l'infraction demeure ancrée dans l'entente consistant à adopter le comportement proscrit.
    • Certains commentateurs ont avancé que l'intelligence artificielle pourrait avoir des répercussions sur les fondements de la dynamique concurrentielle dans l'avenir et préconisent des lignes directrices plus précises quant à l'application de la loi dans des cas où les ententes de cartels sont conclues purement par voie d'interactions entre différentes technologies relevant de l'intelligence artificielle sans intervention humaine directe. Le Bureau n'a relevé aucun élément de preuve de ce type de collusion, mais il est conscient du débat théorique sur la manière dont cela pourrait survenir. Cependant, en l'absence de preuve quant à la nature de ce genre de collusion ou même de la possibilité qu'elle survienne, il est trop tôt pour donner des lignes directrices. Cela dit, le Bureau reconnaît que la technologie et les pratiques commerciales continuent à évoluer.
  • Contrairement aux cartels injustifiables, le parallélisme conscient comprend les cas dans lesquels, en l'absence d'une entente visant à limiter la concurrence, les concurrents adoptent unilatéralement des pratiques commerciales ou des prix identiques dans le cadre de stratégies rationnelles pour maximiser les profits fondées sur l'observation des tendances du marché et des activités de concurrents. Le parallélisme conscient ne relève pas de l'application des dispositions de la Loi relatives aux cartels au Canada.
    • Dans une économie toujours plus numérique, les entreprises ont recours à des outils faisant appel aux données, comme les algorithmes d'établissement de prix facilités par les mégadonnées, pour observer, analyser et réagir aux changements de comportements des consommateurs et des concurrents. Pour être précis, les mégadonnées peuvent, dans certains cas, atténuer la concurrence à un point tel que les intervenants du secteur y ont recours pour observer que leurs décisions sont interdépendantes. Par contre, dans d'autres cas, les mégadonnées peuvent accroître la concurrence et agir en faveur de celle-ci. Par exemple, les entreprises peuvent employer les mégadonnées pour offrir des produits et services dotés de nouvelles caractéristiques qui sont attrayantes pour les consommateurs. Peu importe le résultat final, les activités de surveillance et d'analyse de données sont désormais plus perfectionnées, bien qu'elles ne datent pas d'hier. L'utilisation unilatérale d'algorithmes perfectionnés vient plutôt s'ajouter à des pratiques qu'employaient les entreprises bien avant l'arrivée des technologies de l'information modernes.
    • Étant donné le large consensus selon lequel le fait qu'une entreprise surveille et réagisse aux données recueillies sur ces compétiteurs ne constitue pas en soi une activité anticoncurrentielle, il est difficile de suggérer que les mégadonnées puissent être interdites dans le cadre de ces mêmes activités. Alors que certains commentateurs ont suggéré que le parallélisme conscient deviendrait de plus en plus commun et problématique en raison d'une utilisation plus large des mégadonnées, ces préoccupations n'ont fait l'objet d'aucun examen empirique et ne sont reflétées dans aucun consensus actuel entre économistes et avocats spécialisés dans le domaine de la concurrence. À cette étape-ci, il est prématuré de suggérer un changement fondamental dans l'application des dispositions de la Loi relatives aux cartels. Le Bureau continuera à évaluer d'autres éléments de preuve liés à cette question en développement.
  • Des questions plus nuancées liées à l'application des dispositions de la Loi relatives aux cartels surgissent dans des circonstances qui vont au-delà de la collecte et de l'analyse purement unilatérales de données et impliquent des pratiques parallèles de comportement et de facilitation. Dans l'application de la loi canadienne sur les ententes, les pratiques de facilitation impliquent des activités qui peuvent être considérées comme un indicateur de l'existence d'un accord entre concurrentsNote de bas de page 15.
    • Les pratiques de facilitation datent de bien avant l'arrivée des mégadonnées. Les exemples incluent la diffusion de listes de prix aux concurrents, l'annonce préalable des changements de prix et l'adoption de systèmes d'établissement de prix similaires. Les mégadonnées et les algorithmes peuvent élargir la gamme des activités qui constituent des pratiques de facilitation. Par exemple, la divulgation d'un algorithme d'établissement de prix à des concurrents peut être interprété comme étant similaire à la distribution d'une liste de prix à des concurrents et fournir des preuves pertinentes quant à la question de savoir s'il existe une entente.
    • À mesure que la technologie des mégadonnées poursuit son évolution, il est difficile de prédire les façons dont elle pourrait faciliter ou indiquer l'existence d'ententes ou d'arrangements anticoncurrentiels. Chaque situation est spécifique à un cas donné et dépendra de faits particuliers. Les entreprises font néanmoins face à des risques lorsqu'elles facilitent des pratiques qui mènent à des résultats similaires à ceux qui seraient atteints grâce à un cartel injustifiable.

Pratiques commerciales trompeuses

Le Bureau veille à la promotion de l'éthique publicitaire en décourageant les pratiques commerciales trompeuses et en encourageant les entreprises à fournir une information suffisante pour que les consommateurs puissent faire des choix éclairés. À cet égard, les mégadonnées pourraient s'avérer très précieuses pour les consommateurs. Par exemple, elles peuvent permettre une publicité ciblée basée sur les intérêts d'un consommateur, et donc lui présenter des informations pertinentes et utiles, réduire ses coûts de recherche et lui permettre de faire des choix plus éclairés.

Le cycle de vie des mégadonnées peut être divisé en quatre étapes :

  1. la collecte,
  2. la compilation et le regroupement,
  3. l'analyse et
  4. l'utilisationNote de bas de page 16.

Les consommateurs sont fréquemment touchés par la première étape, la collecte, puisqu'ils représentent parfois la source initiale des données. Les consommateurs sont également touchés par l'étape finale, l'utilisation, lorsque les entreprises se servent des données pour promouvoir leurs produits et services. Les règles relatives à la publicité trompeuse s'appliquent à la collecte et à l'utilisation de mégadonnées tout comme elles s'appliquent dans des contextes plus familiers. Le principe directeur devrait demeurer le même : les entreprises ne devraient pas induire le consommateur en erreur. Les commentateurs ont convenu que les dispositions actuelles du Bureau relatives à la publicité trompeuse peuvent être appliquées aux cas concernant les mégadonnéesNote de bas de page 17.

Il est utile de faire la différence entre les questions relevant de la publicité trompeuse qui sont liées à la collecte de données et celles qui sont liées à l'utilisation des données :

  • Collecte de données par des moyens trompeurs : Les avancées technologiques permettent aux entreprises de recueillir de vastes quantités de données provenant de plusieurs sources, dont les consommateurs eux-mêmes. Lorsque les entreprises recueillent des données, elles devraient avoir connaissance des déclarations qu'elles font aux consommateurs.
    • Lorsque les entreprises font des déclarations fausses ou trompeuses concernant la collecte de données, les consommateurs peuvent être portés à fournir des renseignements qu'ils n'auraient pas autrement fournis ou à acquérir des produits qu'ils n'auraient pas autrement choisis. Bref, les entreprises devraient honnêtement fournir l'information pertinente pour permettre aux consommateurs de faire des choix éclairés.
    • Il y a un chevauchement possible des activités liées à l'application de la Loi et à l'application des lois en matière de protection des renseignements personnels. Le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada a pour mandat, conformément à la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques (LPRPDE), de protéger et de promouvoir la protection de la vie privée dans le cadre de la collecte, de l'utilisation et de la communication de renseignements personnels. Un principe prévoit que la LPRPDE « a pour objet de les empêcher [les organisations] de tromper les gens et de les induire en erreur quant aux fins auxquelles les renseignements sont recueillisNote de bas de page 18 ». De même, la Loi condamne les indications faites au public qui sont fausses ou trompeuses sur un point importantNote de bas de page 19. Par conséquent, le mandat du Bureau consistant à garantir la véracité des publicités peut chevaucher le mandat du Commissariat à la protection de la vie privée consistant à protéger le droit à la vie privée. Les deux mandats sont importants pour protéger les consommateurs dans l'économie numérique. Le Bureau continuera d'appliquer les dispositions de la Loi, même si les actes criminels en cause peuvent être sujets à une mesure d'exécution en vertu de la LPRPDE. Le Bureau partage l'opinion du Commissariat quant à l'importance de la collaboration dans ce domaine, et il sera heureux de travailler avec lui pour protéger les consommateurs canadiensNote de bas de page 20.
  • Utilisation de données à des fins trompeuses : Les mégadonnées offrent aux entreprises de nouveaux mécanismes pour promouvoir leurs produits ou services. Lorsque des entreprises se servent de données pour joindre les consommateurs, les pratiques trompeuses peuvent se manifester de plusieurs façons. Le cadre d'application de la Loi qui est en vigueur s'applique de la même façon que dans d'autres contextes, et les entreprises devraient continuer de faire preuve de vigilance pour s'assurer qu'elles évitent les pratiques trompeuses. En voici quelques exemples, qui sont exposés plus en détail dans le document de discussion du Bureau.
    • Les commentaires sont des données qui éclairent les décisions d'achat des consommateurs. Que cette quantité de données revienne ou non à des « méga » données, la pratique consistant à soumettre de faux commentaires sur des sites Web, appelée astroturfing, peut rendre ces données moins utiles et, donc, nuire aux consommateurs. La pratique de l'astroturfing et les publicités natives, pratique consistant à déguiser une publicité en la rendant semblable à la nouvelle, à l'article, à la critique de produit ou au divertissement que les consommateurs visionnent en ligne, reste un enjeu émergent alors que les entreprises utilisent de plus en plus les données et les médias sociaux comme intrants dans les campagnes publicitaires. Dans les autres contextes, les entreprises devraient éviter d'utiliser des pratiques trompeuses auprès des consommateurs en divulguant adéquatement qui fait l'indication ou au nom de qui l'indication est faite.
    • De même, les entreprises devraient continuer de s'assurer que les indications à l'égard des prix de vente habituels sont exactes. Les entreprises doivent faire preuve de prudence lorsqu'elles font la promotion de leurs produits au moyen d'indications relatives à la valeur marchande fondées sur des analyses de données, puisqu'il peut s'avérer difficile d'en vérifier l'exactitude.
    • Les mégadonnées peuvent servir à créer des publicités ciblées qui sont avantageuses pour les consommateurs en leur offrant du contenu et des recommandations sur mesure. Parallèlement, l'exploitation de riches jeux de données concernant le comportement en ligne des consommateurs peut permettre de cibler les consommateurs vulnérables. Certains articles de la Loi indiquent expressément que la « vulnérabilité » est un facteur aggravant que les tribunaux doivent prendre en compte au moment de rendre leur sentence et de déterminer le montant de la sanction administrative pécuniaireNote de bas de page 21.
    • Les consommateurs tirent avantage d'indications pertinentes et justifiées concernant le rendement des produits qu'ils songent à acheter. L'émergence de l'« Internet des objets » peut conduire à un plus large recours aux indications de rendement tirées de données tierces. Par exemple, les utilisateurs d'électroménagers utilisant la technologie WiFi peuvent être en mesure de vérifier l'efficacité énergétique de leurs appareils, et les entreprises qui vendent de tels électroménagers peuvent obtenir ces données de tiers afin de promouvoir leurs produits. De telles indications relatives au rendement fondées sur la production participative de données peuvent ne pas être dénuées d'influence externe. Or, la Loi accorde une certaine souplesse quant à la méthode d'évaluation des indications relatives au rendement afin de maintenir l'accent sur la question la plus importante : les indications sont-elles fondées sur une épreuve suffisante et appropriée?

Conclusion

L'application du droit de la concurrence n'a rien de nouveau. Et tout au long de son histoire, ce droit a été appliqué à des pratiques et technologies commerciales en perpétuel changement. Une autre constante est le débat qui se poursuit à mesure qu'apparaissent de nouvelles perspectives et théories, dont certaines sont influencées par ces changements aux pratiques et aux technologies commerciales. De ce point de vue, le débat actuel quant à savoir si l'application du droit de la concurrence peut permettre de relever le défi que posent les mégadonnées est normal et approprié. Même s'il est favorable à la possibilité de participer à ce débat, le Bureau croit que l'émergence d'entreprises qui contrôlent et exploitent les données peut donner lieu à de nouveaux défis en matière d'application du droit de la concurrence, sans toutefois être en soi une source de préoccupation. Même si les mégadonnées peuvent comprendre des méthodes et des outils assez spécialisés et moins bien connus, le cadre traditionnel de l'application du droit de la concurrence peut continuer d'orienter utilement les activités du Bureau.